Parades amoureuses

Il y a des murs lépreux, des façades délavées par la mousson, des gamins aux pieds nus et des ciels de braise. Il y a aussi des doigts qui s’effleurent, des regards emplis de tendresse et la pompe d’un mariage à venir. Il y a enfin des poses entendues, un geste rejoué et un petit air de cinéma. Dans l’Inde qui se reflète dans le miroir tendu par Max Pinckers, il y a toujours ces trois dimensions : chaos de la ville, soupir de l’amour et couleurs de Bollywood. Au fil de cette trame se déroule le travail de ce jeune photographe belge (né en 1988), diplômé de l’Académie royale des beaux-arts de Gand.
Entre le glauque et le chrome, il donne à voir une Inde tout en nuances, où le rêve suinte des tôles de bidonvilles, où les coeurs battent à flanc de béton. Et quand il estime que le tableau est incomplet, il intervient, vaguement démiurge, et il demande à ses compagnons de rencontre de rejouer la scène. De là naît une oeuvre troublante, où la frontière entre le documentaire et la fiction s’évapore comme des flaques de mousson à Bombay dans la lumière de juillet. Max Pinckers assume et revendique même cet accès paradoxal à l’instant de vérité. “Il y a toujours une manipulation, dit-il. Seul change le degré de cette manipulation. Mais le pouvoir qui naît de cette tension entre la réalité et la fiction révèle parfois une vérité plus profonde” que ne le permettrait la seule captation photographique de ladite réalité.

UNE INDE INTIME

Max Pinckers avait inauguré son approche dans un livre, The Fourth Wall (Le quatrième mur, 2012), fruit d’une première découverte de l’Inde centrée sur la place de Bollywood dans la vie quotidienne. La série que publie M cette semaine est extraite d’un deuxième ouvrage, Will They Sing Like Raindrops or Leave me Thirsty (2014). Le personnage principal y est tout simplement l’amour, l’amour frémissant au coeur des mégalopoles de l’Inde émergente. Bollywood est toujours là, mais effacé, en retrait, rôle secondaire au service des cœurs en émoi.

L’idée de camper ainsi l’amour au carrefour des boulevards et des venelles est née d’un reportage chez les “love commandos”, volontaires d’une association offrant refuge aux jeunes couples fugitifs. C’est que les familles indiennes n’hésitent pas à persécuter avec une extrême brutalité les amours interdites, c’est-à-dire les unions s’affranchissant de la loi de la caste. On compte chaque année en Inde environ un millier de “crimes d’honneur”. Max Pinckers avait rencontré un couple de Roméo et Juliette version Inde contemporaine, Sanjay et Aarti, rescapés de la furie du clan.

Et il nous les donne à voir dans leur réduit aux murs bleu écaillé, le bébé dans les bras d’Aarti tandis que Sanjay pose une main sur un téléviseur antique. Toutes les autres photos suggèrent le même rêve : le cheval blanc destiné au marié, un couple s’échangeant des billets doux sur un toit, une fillette songeuse au milieu de copains stratèges, des hijras (transsexuelles) posant dans une cour délabrée, des gamins se prenant la main devant une cage à perruches, lesquelles perruches peuvent aussi se laisser mourir si on les sépare. Le regard de Max Pinckers nous restitue une Inde intime où l’on devine des espoirs au combat.

M le magazine du Monde |  • Mis à jour le  |Par Frédéric Bobin (New Delhi, correspondant régional)