Le contraste ne saurait être plus épicé. Au sortir de plusieurs jours dans les solitudes brûlantes du Thar, la descente sur Jodhpur s’apparente à un choc sensoriel. La métropole commerciale, qui garde la bordure nord des monts Aravalli, s’apparente à un chaudron écumant, bourdonnant, éructant et chatoyant. Un bazar laborieux et protéiforme, qui anime la vieille ville ceinte de remparts du XVIe siècle. À tout seigneur, tout honneur : la place de l’Horloge. C’est le repère de la cité, son cœur vibrant, son apex. Élevée par le maharadjah Sardar Singh à son retour de Londres, elle prend l’allure d’un beffroi veillant sur le Sardar market. Ce dernier, vaste entrelacs de ruelles enfiévrées, fait se côtoyer marchés de graines, viandes et légumes, avec les quartiers spécialisés dans le travail du cuir, des bijoux, des tissus imprimés (bandhani) ou des broderies de fils d’or.
Dans leurs boutiques cagibis, de vieux négociants portant calot et barbe chenue fument ou sirotent un thé, en contemplant la rumeur de la rue par-dessus leurs lorgnons. Des zébus efflanqués paressent en travers des impasses. Une multitude de petits temples de voisinage exhibent leurs divinités hindouistes, bienveillantes ou grimaçantes, dans des effluves d’encens. Les maisons oscillent entre bleu indigo et blanc éclatant, avec parfois un balcon ouvragé. Ce bleu qui gagne peu à peu du terrain indiquerait, selon les sources, la caste – nombreuse ! - des brahmanes, du sulfate de cuivre mélangé à la chaux pour écarter les insectes, ou encore un simple phénomène de mode. Depuis la terrasse supérieure du Pal Haveli, vieux palais-hôtel plein de cachet, orné de peintures d’époque, on trône sur la vieille ville, avec la fantastique citadelle de Mehrangarh se fondant avec le rocher en point de mire. Plus proche d’elle encore, le Raas, hôtel mariant charme et modernité, communique avec le dédale des venelles butant sur la falaise. En quelques instants, on se retrouve à flanc de montagne, sur l’ancien chemin d’accès pavé, menant directement à la forteresse.
On bascule alors dans un autre monde : Mehrangarh, alias « fort de majesté », reste un îlot de calme et de solennité sur son escarpement, un symbole vivant du glorieux passé rajpoute. Bâti en 1459 par le souverain Rao Jodha, il coiffe le sommet du Buker Chirria, 120 mètres au-dessus du bruissement de la ville et loin de la touffeur de la plaine aride. Dix ans furent nécessaires à sa réalisation, grâce à 500 éléphants et 10 000 ouvriers, selon les chroniques locales.
Aujourd’hui, son Excellence Gaj Singh II est le trente-huitième de la dynastie Rathore du Marwar. Ancien étudiant à Oxford, il s’est lancé avec succès, comme nombre de ses pairs, dans le tourisme de luxe, sponsorise des festivals culturels et gère de manière avisée sa fondation, qui participe à de nombreuses actions sociales, comme à des chantiers de restauration architecturale traditionnelle et de conservation patrimoniale. Justement, depuis les remparts cyclopéens, parfois garnis de canons, il est aisé de localiser trois repères forts qui méritent une visite : le Jaswant Thada, délicieux mémorial de marbre blanc enchâssé dans les collines, l’insolite temple perché de Dhar Sila, enfin le grandiose palais d’Umaid Bhawan, l’actuelle résidence du rajah.
Une courte marche, depuis la citadelle, permet de rejoindre le premier, charmant complexe érigé à la mémoire de Jaswant Singh II (1837-1895), souverain éclairé et moderniste, avec son sanctuaire immaculé, hérissé de clochetons et sa rangée d’élégants cénotaphes. L’ensemble, bordé par un petit lac qui tranche sur la rocaille rouge, forme une oasis de fraîcheur et de poésie rassérénante. Le second, le Dhar Sila Mandir, est d’un abord plus aventureux ; on y découvre le fameux piton, badigeonné de bleu, avec son micro temple agrippé sur le replat sommital, à près de trente mètres de hauteur ! On y parvient en demandant d’abord les clés au gardien octogénaire Seva Ram, puis en gravissant la paroi par des marches taillées dans le roc, enfin par des barreaux de fer scellés, tels une via ferrata aléatoire. Un rite de passage spirituel ! Au sommet, vent décoiffant dans les drapeaux, belvédère trois étoiles et autel dédié au yogi Baba Ramdev. Ce personnage haut en couleur de la vie religieuse et sociale indienne fait les gros titres de la presse, tantôt dieu vivant pour de nombreux intouchables, tantôt voué aux gémonies pour son engagement politique, notamment contre la corruption des élites.
Enfin, troisième monument marquant, planté à l’est de la ville : l’Umaid Bhawan, gigantesque résidence digne des mille et une nuits, à la fois demeure régalienne du rajah, palace de prestige et musée un peu désincarné. Ce chantier pharaonique des années 1930, incontestable réussite architecturale, restera dans l’histoire comme un gouffre financier, la dernière réalisation de prestige d’un maharadjah indien, mais surtout le symbole d’une certaine grandeur rajpoute, non dénuée de pomposité.
Tous droits réservés © Grands Reportages.com (Nivéales Médias)