Kunwar Tejvir Singh tangue au rythme du pas chaloupé de l’éléphant. Le marié est déjà de haute taille mais, à dos de pachyderme, il est plus imposant encore, frôlant les branches de palmiers. L’éléphant a le flanc chamarré de draperies, le front cuirassé d’argent et une fleur de lotus rose dessinée sur la trompe. De son altitude instable, Kunwar Tejvir Singh tente de faire bonne figure. On le sent las, éreinté, mais il s’efforce de sourire à la foule de convives regroupée à ses pieds. La procession longe les murailles de Kanota, un palace fortifié bâti en lisière de Jaipur, capitale de l’Etat indien du Rajasthan. Derrière l’assemblée en marche, des chevaux galopent dans l’éclat orangé du soleil couchant.
C’est jour de mariage à Kanota. Une union très spéciale : Kunwar Tejvir Singh est pakistanais. Et sa future épouse, Rajshree Rajawat, qu’il va rejoindre dans quelques instants dans le jardin du palais, est indienne. Un mariage indo-pakistanais exhalera toujours une odeur de soufre en ce sous-continent déchiré par la rivalité entre les deux pays depuis 1947, année maudite où l’ex-Empire britannique des Indes s’est démembré dans une orgie de violences. La mémoire de ces 700 000 morts et 14,5 millions de personnes déplacées n’en finit pas de saigner l’imaginaire collectif des deux ennemis héréditaires d’Asie du Sud. Quatre guerres (1947, 1965, 1971, 1999) et nombre de batailles par procuration – en Afghanistan, par exemple – en témoignent.
Kunwar le Pakistanais est donc venu se marier en terre « ennemie » : l’Inde. Et Rajshree l’Indienne suivra bientôt son futur époux au Pakistan. Pour insolite qu’il soit, ce mariage enjambant le rideau de fer n’a rien de subversif. Il n’est nullement un défi lancé à la société. Il n’est aucunement un acte d’hérésie. Kunwar et Rajshree ne sont pas des Roméo et Juliette version indo-pakistanaise, bravant les voeux de leur clan. Bien au contraire. Sur la pelouse grasse de Kanota où l’orchestre joue des sérénades rajasthanies, les deux jeunes gens sont fêtés par leur famille. Des guirlandes de lumière s’enroulent aux arbres ou grimpent aux murs. Les hommes ont sorti leur tenue d’apparat : turban multicolore noué à la tête, veste gris-bleu sans col de type jodhpuri, spécialité de Jodhpur (Rajasthan), et fourreau de sabre au poing. Les femmes, elles, ont des ornements d’or rivés au nez et les cheveux tressés de colliers d’argent. Le fond de l’air est léger, coquet, enjoué.
C’est que tout ce petit monde appartient à la même communauté : les Rajputs, la plus fameuse caste de guerriers de l’ordre socio-religieux hindou. Ces hommes d’épée s’étaient taillé jadis de prestigieux royaumes. Ils avaient trôné en maharajas sur de vastes landes. Dans sa grande finesse tactique – “diviser pour régner” -, le colonisateur britannique leur avait même laissé la jouissance de leurs petits Etats princiers. Jusqu’à ce que l’Inde indépendante, avide de souveraineté intégrale, les dépouille de leurs privilèges d’un autre âge. Les Rajputs n’en finissent pas de cultiver la nostalgie de leur gloire fanée. Leurs palais sont devenus des hôtels de luxe, attraction pittoresque du Rajasthan. Mais l’esprit de caste demeure, intact, coriace. Pour preuve, ce mariage rajput indo-pakistanais au fort de Kanota. Si l’essentiel des Rajputs réside en Inde, une infime minorité d’entre eux continue de vivre au Pakistan, témoignage toujours vivant et souvent douloureux de cette frontière qui a fracturé des communautés entières.
Ces Rajputs pakistanais sont concentrés autour du district d’Amarkot (Umarkot, selon la désignation pakistanaise), dans la province du Sind, frontalière du Rajasthan indien. Ils sont l’un des groupes de la petite communauté hindoue (2,8 millions de personnes, soit 1,6 % de la population) restée au Pakistan « islamique » et qui a refusé – par choix ou par nécessité – l’exode vers l’Inde lors de la partition de 1947. A l’instar de la minorité chrétienne, ces hindous du Pakistan vivent dans un environnement précaire, de plus en plus exposés à la pression des islamistes radicaux. « Nous avons toujours à l’esprit cette menace potentielle, admet Rajvir Singh Sodha, le père du marié et l’un des leaders de la communauté rajput d’Amarkot. Les hindous préfèrent en général se faire discrets. » « Proclamer que nous sommes fiers de notre religion hindoue ne serait pas compris au Pakistan », ajoute Sangeeta, une Rajput élevée dans le Sind pakistanais et mariée dans le Rajasthan indien.
Kunwar a maintenant rejoint sa future épouse Rajshree au pied de la façade du palais. Il porte beau, cambré dans sa tunique beige, moustache taillée au millimètre, turban couleur safran et poignard à la hanche, legs martial de ses aïeux. Eduqué à Karachi, il travaille aujourd’hui au département des relations humaines d’un fabricant d’électroménager dans la métropole portuaire du Pakistan méridional. Il retournera un jour, il le sait, sur les terres ancestrales d’Amarkot, où le coton et la canne à sucre l’attendent. Et il n’exclut pas de se lancer plus tard en politique. Sa famille a toujours joué les protecteurs de la minorité hindoue auprès des autorités pakistanaises, et est très liée à la dynastie Bhutto. Entre féodaux du Sind, musulmans ou hindous, on se fréquente – même si on ne marie pas ses enfants.
Voilà que Kunwar s’assied sur un coussin de velours. Rajshree prend place à ses côtés. On devine à peine son visage, dissimulé sous le rouge de sa purdah, ce voile tenant de la mousseline que les femmes d’Inde du Nord ont toujours porté pour se protéger des convoitises des envahisseurs. Un brahmane – prêtre dans la religion hindoue – psalmodie des mantras (versets), texte canonique à la main. Devant lui est posé un plateau, où s’éparpillent pétales de fleurs, lait de coco, poudre de curcuma (le « safran des Indes »). L’heure est aux rituels, à l’invocation des dieux, aux saintes formules pourvoyant fortune et bonheur. Et elle veut y croire, Rajshree, à son bonheur. S’installer au Pakistan auprès de Kunwar n’a pas l’air de l’effrayer. On lui a dit que « les Pakistanais étaient plus chaleureux que les Indiens ». Elle l’espère.
VA-ET-VIENT TRANSFRONTALIERS
Tout est déjà réglé pour son emménagement imminent à Karachi. Avec la même minutie qu’a été concocté ce mariage arrangé. Car la famille de Kunwar n’est pas venue dénicher Rajshree en Inde pour le simple plaisir, politique ou esthétique, d’organiser une union indo-pakistanaise. Tout est affaire de caste, de sang. Kunwar est issu de la lignée des Sodhas, un des clans rajputs. Or tous les Rajputs du Pakistan sont des Sodhas – minuscule communauté de 15 000 à 20 000 personnes. Et c’est un grave problème : un Sodha ne peut épouser un autre Sodha, crainte de la consanguinité oblige. Et, comme les Rajputs pakistanais ne peuvent s’unir avec d’autres hindous du Pakistan – ce serait régresser dans l’échelle des castes -, ils sont condamnés à aller chercher le partenaire idoine au-delà de la frontière, chez « l’ennemi ». La pérennité du groupe impose ainsi de se marier avec des Rajputs indiens, puisqu’en Inde l’éventail des clans rajputs est plus large. Ainsi les Rajputs sodhas du Pakistan survivent-ils en allant quérir en Inde des femmes rajputs non Sodhas.
Selon la tradition, la femme indienne devra suivre son mari pakistanais au-delà de la frontière. Et la femme pakistanaise unie à un Indien devra la franchir dans l’autre sens. Cela fait beaucoup de va-et-vient transfrontaliers, une source d’inquiétude, de suspicion, de paranoïa, pour ces monstres froids d’Etats pakistanais comme indien. Et si des espions s’infiltraient à la faveur de ces mariages ? Les Sodhas du Pakistan et leurs époux d’Inde sont un casse-tête géopolitique pour Islamabad et New Delhi. Ils dérangent, sulfureuse incongruité, défi à la logique de la partition. Alors, quand ces migrants matrimoniaux et leurs familles sollicitent des visas, on les leur accorde au compte-gouttes. Et avec de multiples restrictions : courte durée, nombre limité de villes autorisées, obligation de se manifester à la police au moindre déplacement. Quant à obtenir la nationalité de l’époux, il vaut mieux s’armer de patience. Cela prendra environ sept ans en Inde. Le régime s’est durci avec le temps.
Devant tant de tracasseries, de nombreuses familles rajputs d’Inde deviennent réticentes à marier leur fils à des Rajputs pakistanaises, d’autant que celles-ci sont en général moins bien éduquées que les Indiennes. « Il est de plus en plus difficile pour nos filles de faire face à la concurrence des filles d’Inde », grince Vikram Singh Sodha, l’un des chefs de la communauté rajput d’Amarkot. Les choses étaient bien différentes dans les années 1960 ou 1970 : l’économie du Pakistan était alors prometteuse – et plus florissante qu’en Inde – et les Pakistanaises étaient très convoitées pour l’or qu’elles apportaient dans la corbeille. Quarante ans plus tard, leur cote a chuté à la Bourse du mariage, à la mesure de la régression du Pakistan, tandis que l’Inde émerge. « Il nous faut payer des dots de plus en plus chères pour compenser ces nouveaux handicaps », soupire Vikram Singh.
Mais qu’importe le parcours d’obstacles. La stratégie matrimoniale s’ajuste, compose, et ne peut rendre les armes. Affaire existentielle pour les Sodhas du Pakistan. On célèbre toujours cinq cents mariages indo-pakistanais par an, une belle fenêtre sur un univers transfrontalier qu’ignorent le reste des Indiens et Pakistanais. Il suffit de voir, sur le gazon de Kanota, Ranvir Singh, colonel indien à la retraite, un valeureux de la Eagle Division qui combattit en 1971 le… Pakistan. Il sourit joyeusement de l’ironie de la situation, le vétéran à la moustache d’officier britannique des Indes, ce pinceau de poil blanc lissé en guidon de vélo. Il est là car il est lié par un quelconque cousinage avec des Rajputs du Pakistan. C’est l’heure de l’apéritif et le colonel Ranvir Singh sirote un verre de whisky en picorant des bouchées de poulet tandoori. La gorge en verve, il dit ceci à propos de l’Inde et du Pakistan : « En fait, les peuples des deux pays s’aiment bien. Nous avons tant de racines communes. Le seul problème, c’est l’armée pakistanaise. » Parole de soldat indien.
Et puis, non loin, à hauteur du buffet, on rencontre Shazia Marri, une élégante blonde décolorée. Elle est députée pakistanaise, une fidèle du clan Bhutto. C’est son premier voyage en Inde. Elle avoue avoir été en proie à une « vive réticence » avant d’accepter l’invitation de la famille de Kunwar, amie de ses parents. Elle craignait un quelconque incident qui gâcherait tout. Elle respire ce soir, à l’heure où les psaumes du brahmane se mêlent aux mélodies de l’orchestre rajasthani. Ce qui la ravit le plus ? « Les gens ont pu voir une députée musulmane pakistanaise sans burqa, sans discours extrémiste, une femme libérale. » Une petite graine indo-pakistanaise semée dans le jardin de Kanota.
M le magazine du Monde | 02.05.2014 à 12h04 • Mis à jour le 04.05.2014 à 12h36 |
Par Frédéric Bobin (envoyé spécial à Jaïpur, Rahjastan)