Dans la vallée du Cachemire, au nord-ouest de l’Inde, Srinagar étale ses charmes sur le lac Dal, à quelque 1 768 mètres d’altitude. Partout, des façades anciennes en bois décati confèrent son cachet à la cité mythique, qui a néanmoins perdu un peu de son âme avec le démantèlement des ponts antiques au profit de la modernité bétonnée. Une nuit sur une house-boat reste cependant une expérience inoubliable. La gondole locale, la shakira, glisse nonchalamment jusqu’à votre hôtel flottant – une vieille barge reconvertie en cocon luxueux – dont les lanternes animent le lac de reflets dorés. Visiter les merveilles de Srinagar – mosquées et jardins moghols comptant pavillons, fontaines et terrasses – ne doit pas occulter un petit tour dans l’effervescence joyeuse du marché aux légumes flottant. Plus d’infos sur Srinagar dans ce reportage de Franck Charton.
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La perle du Cachemire serait en état de siège ? Pas faux, mais la réalité est plus complexe. Il fait encore bon y vivre ou s’y balader, entre deux poussées de fièvre. Nous avons fait escale sur un house-boat, le temps de rencontrer ses habitants et de cerner les enjeux, qui dépassent la ville, et même la région.
Sajad manie sa pagaie en forme de cœur avec décontraction mais puissance, alors qu’une nuée de rapaces tourne dans le ciel, au-dessus de nos têtes. Scène familière sur le lac Dal, qui pourrait être une métaphore de la situation locale : une main de fer dans un gant de velours et des prédateurs prêts à fondre sur la ville. Assis à la poupe de sa shikhara, Sajad propulse à la force du poignet son léger bateau-taxi à la surface d’un miroir diaphane encombré de jacinthes d’eau et de nénuphars, puis le long de chéneaux bordés de cahutes en bois. Boutiques, dhaba (petits restaurants de quartier), ateliers, hangars, et même une mosquée ou un poste de police… Une cité lacustre se dévoile au fil de notre vagabondage. Des dizaines de house-boats, parfois extrêmement luxueux, sont amarrés coque à coque. Ces hôtels-restaurants flottants, anciennes barges de transport recyclées en auberges contemplatives, depuis l’époque britannique, restent l’hébergement touristique de référence ici. À 1 768 m d’altitude, officiers et fonctionnaires de l’Empire des Indes avaient pris l’habitude d’y venir en villégiature en période de mousson, loin de la touffeur qui sévissait ailleurs dans le sous-continent. La poésie de ses lacs, Dal et Nageen, formés par la rivière Jhelum, affluent de l’Indus, ses vieilles mosquées atmosphériques, ses jardins moghols courant sur ses berges et le charme de ses gondoles colorées allant et venant nonchalamment, ont fait le reste.
Pour rejoindre le centre ancien, serré contre les deux rives de la rivière Jhelum, à 15 minutes en taxi du lac, il faut emprunter un écheveau de rues étroites, entre de vieux édifices de brique ou de bois, parfois en encorbellement. Les points névralgiques de cette ville d’un million deux cent mille âmes sont placés sous haute surveillance : check-points derrière des sacs de sable et des rouleaux de barbelés, guérites temporaires, herses crève-pneus, nuées de militaires en treillis, de paramilitaires en gilets pare-balles. La situation au Cachemire indien, en proie à une insurrection séparatiste née en 1989 mais qui s’est nettement affaiblie ces dernières années, se tend sporadiquement, lors de l’exécution de rebelles locaux, d’émeutes populaires, d’incursions terroristes ou d’accrochages militaires aux frontières. « Territoire sous contrôle du Pakistan et revendiqué par l’Inde » ne veut pas tout à fait dire la même chose que « territoire rattaché à l’Inde mais revendiqué par le Pakistan ».
Le gouvernement fédéral ne semble ainsi pas prêt à lever les draconiennes lois d’urgence toujours en vigueur dans la province, et qui donnent aux forces de sécurité une quasi-immunité. Pour rappel, l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires fortement militarisées, se sont livrées trois guerres, dont deux (1947 et 1965) portaient sur le contrôle du Cachemire. Il semblerait, en discutant avec les habitants, qu’une solide majorité revendique l’indépendance pure et simple de la « Suisse asiatique », d’autres réclamant son rattachement au Pakistan. Une demi-douzaine au moins de groupuscules djihadistes ou terroristes, plus ou moins soutenus par le Pakistan, sont impliqués dans des actions armées. Les violences auraient fait entre 50 000 et 100 000 morts en 25 ans, selon les sources, et un demi million de troupes indiennes y est stationné. Malgré ces bouffées de violence récurrentes et un contexte hypermilitarisé, la vie à Srinagar s’écoule avec une placidité déconcertante. L’agriculture y est miraculeuse, le commerce florissant, le tourisme nuptial prospère. Pour les visiteurs étrangers, le sortilège des lieux opère toujours : l’accueil reste intense et chaleureux, les lacs gardent leur aura enchanteresse. Les jardins moghols de Shalimar et Pari Mahal continuent d’aimanter les amoureux, le fort d’Hari Parbat trône sur la ville, la mosquée soufie de Mir Sayyid Ali Hamadani et les vieilles façades bordant la Jhelum brillent toujours d’une patine merveilleuse. Immortelle Srinagar, malgré les blessures de l’histoire et les tensions du présent !